Margin Call (J.C. Chandor, 2012)

Margin Call est un film qui a bizarrement fait et pas fait du buzz. D’un côté, son réalisateur J.C. Chandor -dont c’est le premier film- est adoubé par de nombreux critiques comme un des nouveaux génies de notre temps (et a d’ailleurs raflé de nombreux prix internationaux mineurs), et d’un autre côté, il est sorti dans relativement peu de salles (71 copies en France, encore moins que Barbara !), et il ne me semble pas non plus avoir vu d’affiches pour la promo du film où que ce soit.

Une affiche pourtant alléchante (et ceux qui l’ont composée en étaient bien conscients puisqu’ils y ont fait la part belle aux acteurs), rassemblant plusieurs pointures du cinéma américain : Kevin Spacey en tête, suivi par Jeremy Irons, Demi Moore, Stanley Tucci, et quelques autres visages célèbres (Simon Baker, du Mentalist, et Zachary Quinto, le vilain Sylar de Heroes) ; il y a aussi l’anglais Paul Bettany, dont le nom est moins célèbre mais que vous avez néanmoins certainement déjà vu quelque part. Ok, c’est pas Heat, mais c’est quand même un beau casting !

Le sujet du film aurait aussi pu justifier un intérêt particulier du public à son égard : inspiré en partie de la faillite qui a frappé la banque américaine Lehman Brothers, Margin Call raconte la découverte par la firme du problème des subprimes, qui ont entraîné la crise économique majeure que nous traversons actuellement (et dont nous ne nous remettrons peut-être pas, mais c’est une autre histoire)… Même si l’économie, la finance, tout ça, c’est compliqué, vu l’ampleur de la catastrophe on aurait pu s’attendre à ce qu’un film qui en parle intéresse un peu tout le monde. Apparemment, ce n’est pas le cas et si j’ai bien compris même s’il n’a pas fait un four, le film n’a pas connu le succès attendu au box office américain, ce qui justifie sans doute sa sortie discrète ici (ou le public français doit sans doute juger que la finance américaine, c’est très différent de la finance en France). Bon, de toutes façons, si l’objectif avait été de faire de la pédagogie autour de la crise des subprimes, Margin Call y aurait assez largement échoué et pour ceux qui aimeraient effectivement comprendre un peu mieux comment on en est arrivés là où on en est arrivés, je recommande plutôt le très bon documentaire Inside Job de Charles Ferguson (auquel je me suis promis de consacrer un article de synthèse un jour). Margin Call est avant tout une œuvre de fiction, et J.C. Chandor a pris le parti de n’évoquer le problème concret que de façon très confuse, obscure, et sans le savoir à l’avance, je crois qu’il est impossible de comprendre ce dont il retourne. Les réactions de plusieurs personnages traduisent d’ailleurs le fait que tout ça dépasse leur propre entendement, ce qui était sans doute l’effet recherché, même si personnellement je regrette ce choix qui entretient dans l’esprit du public que ces questions sont excessivement compliquées et qu’on ne peut que laisser ça entre les mains des experts -alors que la base du problème est quand même extrêmement limpide et qu’on peut vraiment l’expliquer en quelques phrases simples.

Le scénario condense astucieusement la découverte de la crise en une seule nuit, au cours de laquelle un jeune analyste comprend que le système a une faille majeure. Il avertit son supérieur, qui à son tour alerte le sien, qui va organiser au cœur de la nuit une réunion d’urgence pour évaluer la question et qui aboutira à une assemblée des cadres dirigeants présidée par le Big Boss en personne, venu en hélicoptère pour prendre LA décision que personne d’autre n’est en capacité de prendre tant elle est lourde de conséquences pour la banque elle-même, et par répercussion pour le marché entier et par-là tout le monde occidental. L’histoire est déjà plus ou moins connue : cette décision, ce sera de revendre le maximum de titres « toxiques » actuellement détenus par la banque pour tenter d’éviter la faillite, quitte à mettre l’intégralité des autres banques (et en passant, naturellement, des particuliers) dans la même merde noire en leur refourguant des produits qui n’ont plus aucune valeur. La conclusion de cette nuit de crise étant déjà connue, Margin Call n’est donc pas non plus une histoire à suspense.

Le film vaut surtout pour sa description du milieu, et pour sa galerie de personnages : même s’il ne prend pas vraiment le temps de réellement creuser chaque profil, Margin Call rassemble des figures variées et crédibles de l’univers des financiers, du jeune trader obnubilé par les salaires des uns et des autres et qui ne voit que les conséquences de cette crise sur son propre confort, au grand patron dont la devise pour s’enrichir est « Sois le premier, le meilleur, ou triche » et qui se contrefout que le monde s’effondre tant que lui, reste au-dessus des ruines, en passant par deux cadres dont l’un ne fait jamais la preuve qu’il a la moindre compétence en économie mais qui sait bien comment fonctionne le système, et l’autre à l’inverse sans qui le système ne fonctionnerait pas aussi bien, chaînon capital entre la direction et les équipes de traders qu’un seul de ses discours peut motiver ou démotiver et qui semble être le seul à trouver que la décision du Big Boss n’est pas seulement destructrice mais qu’elle est aussi immorale…

…pour autant, pas d’angélisme dans Margin Call, et la volonté de chacun de ces personnages finit toujours par se plier « logiquement » devant le Maître Suprême : l’argent. Les sommes brassées sont si massives qu’il paraît inévitable que des hommes ordinaires, aussi intelligents, humains ou sympathiques qu’ils puissent être par ailleurs, succombent inéluctablement à ce pouvoir corrupteur. Le film évoque ainsi le gâchis de talents qu’entraîne aussi ce système de l’argent facile, au travers de deux personnages que leurs compétences auraient dû promettre à des carrières d’ingénieurs, et qui auraient alors mis leur intelligence au service de la société, en construisant des infrastructures pour l’un ou en inventant les technologies du futur pour l’autre : mais comment préférer œuvrer pour la recherche ou l’industrie quand on peut facilement gagner de telles sommes dans la finance ?

J.C. Chandor prend quand même un instant pour exprimer par la bouche d’un de ses personnages la relative injustice qui serait faite aux financiers, qu’on rendrait responsables de la situation alors que c’est l’ensemble de la population qui réclame cette manne que génèrerait la finance pour nourrir ses ambitions de vie de pacha (argument qui paraît effectivement faire sens, jusqu’à ce qu’on réalise qu’en réalité la finance ne fait pas que générer de l’argent, mais qu’elle transforme le système en profondeur et encourage la précarité du salariat qui rend la population dépendante de prêts que ses revenus pourraient autrement suffire à faire vivre). Mais sans être un brûlot politique, ni -pour être tout à fait franc- un film extraordinaire, Margin Call pointe quand même avant tout la vanité, l’égoïsme et le gâchis qui règnent en rois dans cette société en faillite, et rappelle les terribles conséquences qu’ont pour l’ensemble de la population les règles de ce jeu truqué : un constat qui a déjà été fait, mais qu’une illustration relativement prestigieuse comme celle-ci ne dessert jamais.

A la fin du film, le personnage de Kevin Spacey va enterrer sa chienne, atteinte d’un cancer et qu’il avait maintenu en vie artificiellement et sans espoir en dépensant des fortunes… je vous laisse traduire la métaphore.

4 réflexions sur “ Margin Call (J.C. Chandor, 2012) ”

  1. elise sur

    à la lecture de l’article, ce film a l’air vraiment intéressant… ahaha ;)

  2. Akodostef sur

    Pour ceux qui se demanderaient ce que signifie ce message énigmatique d’Elise, je précise que c’est avec elle (et Pière) que Vorti et moi sommes allés voir Margin Call… et que eux ont absolument détesté le film, auquel ils n’ont trouvé aucun intérêt.
    Mais ne prêtez aucune attention à leur avis : ils n’y connaissent rien, Jon Snow ;p

  3. Stoeffler
    Stoeffler sur

    Heureusement que tu as decrypte!
    Ca casse en tout ca…

  4. clop sur

    « Le petit chat est mort » disait Agnès… Belle critique, bien écrite. Nous avions vu le film un an après sa sortie, d’un oeil distrait. Nous l’avons revu hier sur Canal. Nous l’avons trouvé percutant, efficace. On pouvait s’attendre à un meurtre ou un suicide, à un divorce et autres pathétiques ficelles des films d’outre atlantique, non, c’est froid et chaud, les regards, le langage corporel dit tout de ce monde froid et cynique de la finance, même pas besoin de comprendre l’opération financière pour évaluer les personnages, les effets de leurs spéculations, on a juste envie que cela recommence vraiment ou que des traders manipulés se rebiffent. Oui, la scène où Kevins Spacey rappelle tout ce qu’il a apporté à la société en construisant un pont dit tout de la virtualité de ces opérations financières.

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