The Prodigy – Smack My Bitch Up : censure et controverse
Qu’est-ce que c’est que cet article ?
J’étais en train de rassembler des éléments pour décider si j’allais écrire sur cet album presque parfait qu’est The Fat of the Land de The Prodigy, ou juste sur la chanson Smack My Bitch Up, quand j’ai découvert que la vidéo originale de la chanson (qui déjà à l’époque de sa sortie en 1997 était diffusée en deux versions, censurée et non censurée), est aujourd’hui simplement interdite sur Youtube : vous pouvez écouter le morceau, mais seulement dans une version illustrée par la pochette de l’album. C’est ce qui m’a décidé à écrire spécifiquement sur Smack my bitch up.
Si cet article sort du cercle des lecteurs habituels et de mes proches, je pense qu’il risque de m’attirer des injures de la part de gens à la vision étroite, et l’approbation d’autres gens dont je ne veux certainement pas, mais peu importe : je trouve que cette chanson est extraordinaire, que la vidéo est extraordinaire, et le fait qu’elle soit aujourd’hui interdite sur Youtube pose plein de questions très intéressantes. Et moi quand c’est comme ça, j’écris un article.
Qu’est-ce que c’est que ce groupe ?
The Prodigy est un groupe anglais qui, après des débuts plutôt orientés techno/rave au début des années 90, a atteint son apogée à mon sens en réussissant le mariage parfait du rock et de l’électro sur leur album The Fat of the Land. Composé à l’époque du DJ et compositeur Liam Howlett et des danseurs-chanteurs Maxim, Leeroy Thornhill et (feu) Keith Flint, le groupe associe étroitement dès son origine à la musique, la performance scénique dansée. Bien qu’ils aient rencontré un succès public incontestable (25 millions d’albums vendus, de nombreuses récompenses de l’industrie musicale), l’attitude des membres du groupe et leur mode de vie les range très nettement dans la catégorie des anticonformistes et des provocateurs.
Qu’est-ce que c’est que cette chanson ?
Smack my bitch up est un de mes morceaux préférés de The Prodigy, un titre à écouter fort pour l’apprécier pleinement. Je trouve qu’il a une pêche incroyable et communicative, une énergie qui pousse au mouvement et à un style de danse qui engage tout le corps, jambes, bras, tête : si vous vous y laissez prendre, c’est pratiquement un combat de boxe. A mesure que la musique monte en intensité, le cœur se met à battre plus vite, stimulé par le rythme (le morceau tourne à 136 BPM) les beats et les percussions puissantes. Les sonorités, comme sur beaucoup d’autres titres de The Fat of the Land, sont à la fois inquiétantes et agressives, mais c’est une hostilité qui n’est pas tournée contre l’auditeur, mais qui la stimule chez lui et lui permet de l’extérioriser de façon cathartique.
Un peu avant la troisième minute, le morceau s’apaise un instant et entame une séquence que j’aime particulièrement, avec une mélopée envoûtante de près d’une minute trente, qui va être accompagnée d’une reprise progressive des instruments jusqu’à ce que le chant et les percussions s’envolent ensemble vers une transe extatique folle.
J’ai appris en préparant cet article (comme quoi c’est toujours enrichissant) que cette forme de chant, que j’avais associée de prime abord au moyen-orient, vient en réalité du nord de l’Inde et s’appelle un alâp. Ce très beau passage, interprété par Shahin Badar, est inspiré du chant Nana (The Dreaming) par Sheila Chandra.
Ça faisait un moment que je n’avais plus eu l’occasion d’écouter Smack my bitch up, et c’est Stoeffler qui m’en a redonné l’occasion il y a quelques jours en me faisant suivre la vidéo ci-dessous d’un excellent batteur, qui reprend la ligne de batterie du morceau et permet de se rendre compte de la performance qu’elle implique. Je vous laisse lancer la vidéo, elle vous permettra de (re)découvrir ce titre dans une version « propre » (en termes de son, mais pas seulement ^_^) avant de visionner plus bas le clip non censuré, mais sensiblement altéré par rapport à l’enregistrement de l’album. Si vous n’avez pas le temps de visionner toute la vidéo, je vous invite à aller directement à 3’50 pour la séquence finale de la mélopée, où la prouesse du batteur se manifeste de la façon la plus impressionnante.
Qu’est-ce que ces paroles ?
Les paroles de Smack My Bitch Up ne sont pas très compliquées : ce sont deux phrases, « Change my pitch up » et « Smack my bitch up », répétées respectivement 6 et 8 fois (si si, j’ai compté) et sur un titre de 5’47, on peut donc dire que c’est essentiellement un morceau instrumental. Le « texte » n’a pas été écrit par The Prodigy, mais est en fait extrait d’une chanson du groupe de hip-hop Ultramagnetic MCs dont le leader Kool Keith chante sur un autre très bon titre de The Fat of the Land, Diesel Power (et ses textes avaient déjà fait l’objet d’un sample sur un autre de leurs singles, Out of Space).
La traduction la plus évidente de ces deux lignes donnerait quelque chose comme « Je monte d’un ton » (au sens musical), et « je mets une tarte à ma pouffiasse », ce qui explique assez clairement les dénonciations des organisations féministes selon lesquelles ces paroles incitent à la violence contre les femmes. The Prodigy se défend pourtant de cette interprétation, arguant qu’elles ont pour eux le sens de « je vis les choses intensément » : c’est un peu capillotracté mais en gros l’idée c’est que « my bitch » ne serait pas forcément une tierce personne de sexe féminin, mais l’interprète lui-même, et que la phrase s’interpréterait comme « Je me défonce la tronche ».
Le fait est que Smack My Bitch Up est parue un an après Firestarter, un morceau qui a marqué à l’époque par son côté déjanté, et qui donne à voir l’attitude et l’état d’esprit du groupe : sur cette base, et considérant l’attrait des membres de Prodigy pour le danger et une certaine forme d’autodestruction (qui aboutira, rappelons-le, au suicide de Keith Flint), je suis assez enclin à croire à la sincérité de leur déclaration.
Mais je ne suis pas un naïf non plus, et évidemment que choisir d’utiliser ces paroles, et d’intituler le morceau « Smack My Bitch Up » n’est pas innocent pour autant. Néanmoins, là encore pour moi, ça relève de la provocation plutôt que de la misogynie, parce que le côté « allez vous faire foutre » du groupe fait vraiment partie de son essence. Le parfait exemple de ça est cette histoire racontée sur leur page Wikipedia, évoquant une altercation publique du groupe avec les Beastie Boys en 1998 : ayant eux-mêmes présenté leurs excuses pour leurs débuts passablement misogynes (écouter à titre d’exemple le rigolo mais manifestement sexiste Girls), les Beastie Boys demandaient à Prodigy de ne pas jouer Smack My Bitch Up durant le Reading Festival où les deux groupes se produisaient cette année-là. La réponse de Prodigy a été de jouer le morceau, en déclarant en préambule par la voix de Maxim : « Ils voulaient pas qu’on joue ce putain de morceau. Le truc, c’est que je fais ce que j’ai envie de faire ».
Un dernier point à noter : les deux vers de Give the drummer some sont un peu plus longs que le texte conservé par The Prodigy : »Switch up change my pitch up » / « Smack my bitch up, like a pimp » (« Je change et je monte d’un ton » / »Je mets une tarte à ma pouffiasse, comme un mac ») : c’est pas mal plus explicite, mais selon l’interprétation qu’on voudra tirer du fait que la dernière partie de la phrase n’est pas reprise par Prodigy, on considèrera soit que choisir de citer une phrase vantant la violence exercée envers une femme dénote quoi qu’il arrive un sale état d’esprit, soit qu’à l’inverse le fait de n’en conserver qu’une partie montre que leur intention était différente de celle de l’original.
Qu’est-ce que c’est que cette vidéo ?
La vidéo originale n’est plus visible sur Youtube, qui est quand même aujourd’hui le canal très majoritaire de visionnage de vidéos, notamment musicales (le saviez-vous ? C’est le deuxième site le plus visité du monde, après… Google). On peut (heureusement à mon sens) encore la trouver sur le Net, notamment sur Dailymotion : c’est cette source que j’utilise pour vous proposer ici de la revisionner (attention donc si vous ne l’avez jamais vue : c’est une vidéo qui peut choquer, et qui montre – à peu près dans l’ordre – consommation d’alcool, de drogue, violence, nudité, et sexe).
Cette vidéo a été réalisée par Jonas Åkerlund (qui a produit de nombreux autres clips, certains célèbres, et dont aucun autre n’a été controversé comme celui-ci).
Des altérations plus ou moins significatives ont été apportées au morceau original, qui contribuent à mon sens à faire de cette pièce une œuvre entière, vidéo et audio (par opposition aux clips qui se contentent d’être une simple illustration accompagnant la diffusion de l’enregistrement sonore) : durant les premières trente secondes de la vidéo, la musique n’est ainsi qu’un bruit de fond, sur lequel viennent se surimprimer des bruits de la vie quotidienne (eau qui coule, chasse d’eau, sirènes de police…), et ce n’est que lorsque la protagoniste lance à l’écran le disque sur sa platine que le son de la chanson, boosté, passe au premier plan (0’35). Plus loin, on aura un premier arrêt de la musique (1’52) alors que le DJ se voit déposséder de son matériel par le personnage principal déchaîné. A partir de 2’09, la distorsion du son, accompagnant celle des images, vient refléter l’intoxication sévère du personnage [je m’aperçois d’ailleurs à cette occasion que dans cette version « non censurée », on ne voit plus que les effets de l’injection d’héroïne, mais pas les quelques plans avec l’injection proprement dite, qui a disparu]. A 3’35, un nouvel effet vient simuler la projection puis l’impact de la pierre contre la vitre.
C’est donc toute une histoire que nous raconte ce clip, une nuit de débauche extrême, où les artifices audio et vidéo viennent paradoxalement créer un effet de réel en faisant partager au spectateur les sensations d’une protagoniste complètement défoncée.
Ici, le clip vient à mon sens renforcer la défense du groupe, en appuyant l’interprétation selon laquelle le « Smack my bitch up » évoque une violence autoinfligée – mais intentionnelle. Selon la bienveillance avec laquelle on considérera cette explication, on reconnaîtra – ou pas – la pertinence pour incarner cette « bitch » d’un personnage féminin qui se comporte effectivement comme une « connasse ». En l’occurrence, je ne trouve alors plus offensant d’utiliser ces termes pour évoquer ce protagoniste, dont on aurait employé sans problème l’équivalent masculin (« bastard »/ »connard ») s’il s’était agi d’un personnage masculin.
Qu’est-ce que c’est que cette censure ?
Je ne dis pas que cette vidéo est une œuvre majeure, mais je trouve que c’est une vraie œuvre néanmoins, pas juste un produit. Une histoire construite, mise en images et en son de façon intelligente, avec une chute astucieuse et réussie. Je ne trouve pas normale de voir cette œuvre censurée.
On y voit certes des prises de drogue, une conduite sous l’emprise de l’alcool, des attouchements non consentis, des bagarres, des femmes nues et un acte sexuel.Ça n’est donc pas une vidéo à mettre sous n’importe quels yeux, on est d’accord.
Mais de là à la faire disparaître du Net ? Est-ce qu’il n’y a pas de façon plus subtile de protéger les enfants, et les gens qui n’ont pas envie de voir ce genre d’images ?
Est-ce que la vidéo est considérée comme une apologie des comportements qu’adopte la protagoniste ? Pour moi ce personnage est dépeint comme toxique, nuisible, qui emmerde tout le monde : ce n’est pas un personnage positif. Je peux néanmoins parfaitement entendre que pour certains publics, il soit au contraire perçu comme un encouragement à la défonce et à l’irrespect de toutes les normes sociales.
Ça ne me paraît quand même pas un argument suffisant pour justifier la censure, dans la mesure où on est loin d’une vidéo qui glorifierait le personnage.
Je suis également dubitatif concernant l’argument de misogynie, qui s’appuie sur la façon dont les femmes sont traitées par l’héroïne : de mon point de vue, on lit clairement dans le regard des victimes le dégoût que leur inspire le comportement du personnage principal, ce qui m’apparaît comme un marqueur clair de réprobation, un contre-signal à l’intention de ceux qui pourraient interpréter le fait de tripoter des nanas sans leur consentement comme « cool ». Les seules figures féminines qu’on voit tolérer cette attitude sont celles qui font commerce de leur corps ; c’est ce qui explique leur réaction moins hostile envers leur cliente.
Censurer la vidéo dans l’idée qu’elle encouragerait des comportements misogynes ne me paraît donc pas non plus pertinent.
Quant au fait qu’on y voit des femmes nues et lascives, pardon mais si c’est ça l’argument pour la censure il y a des milliers de vidéos à retirer des canaux, et ici il me semble que ça sert l’histoire qui est racontée, ce qui n’est pas le cas dans les innombrables clips ou pubs qui n’utilisent la femme dévêtue que comme image attractive pour le public visé.
Bref : s’il faut commencer quelque part, je ne suis pas sûr que ce soit par ce clip qu’il faille commencer.
Pour moi, le twist final de la vidéo renverse justement pas mal de postulats négatifs qu’on pouvait avoir en visionnant le clip la première fois. Ce final astucieux crée la surprise par l’irruption d’une situation inattendue et déjoue les reproches de machisme dont on aurait pu accabler le personnage principal. Au-delà de l’ironie (aux intentions potentiellement discutables), le message c’est quand même aussi qu’une femme peut tout à fait se comporter aussi mal qu’un homme, prenant le contrepied des présupposés du spectateur et l’amenant peut-être aussi à s’ouvrir davantage à cette idée.
Bref : avec ce protagoniste féminin, la vidéo porte à mon sens aussi une idéologie progressiste sur l’égalité entre les sexes.
Ce clip est de mon point de vue une réussite, une œuvre originale et marquante, par sa construction visuelle et sonore mais aussi par l’histoire qu’il raconte. Ça devait faire quinze ans que je ne l’avais pas vu, mais je m’en souvenais encore presque parfaitement, ce qui n’est pas le cas du commun des clips dont nos yeux sont quotidiennement gavés.
Je trouve vraiment triste qu’on (qui que soit ‘on’) ait décidé qu’elle ne devait plus être vue.
Et vous ?
Si la vidéo ou cet article vous donne envie de réagir, vous pouvez vous exprimer librement dans les commentaires ; s’agissant d’un sujet sensible, je vous remercie simplement d’essayer de rester constructifs, et respectueux envers chacun et chacune.
Bonjour,
Merci pour votre article sur cette incroyable musique et clip vidéo qui représente un véritable chef d’oeuvre artistique.
Cependant je voudrais vous dire que vous êtes passé à côté de la signification majeure de ce clip.
C’est une femme transgenre que l’ont suis dans le clip, et c’est l’information principal à retenir pour comprendre la personne que l’ont vois.
Une femme transgenre et lesbienne.
Et si elle agresse tout le monde dans le clip c’est parceque le monde l’agresse elle même.
(Je le sais car je suis moi même une femme transgenre et lesbienne)
J’ai parfois beaucoup de mal à comprendre pourquoi personne ne remarque ça alors que c’est tellement évident et que le clip regorge d’indice. (elle se rase au début, elle a des mains de mec, elle va dans les toilette des hommes quand elle est bourré, et surtout elle prend la nana en levrette dans la scène de sexe final, et il y a d’autre indice plus subtil et plus difficile à expliqué.. bref..)
Ce clip met en lumières la détresse psychologique et la solitude de ses femmes trans et lesbienne dans les années 90, car le monde ne les acceptais pas.
Aujourd’hui c’est différents, cela c’est beaucoup amélioré pour nous, mais croyez moi c’est pas simple non plus..
Merci quand même de vous être intéressé à ce morceau si particulier, et surtout merci à « the Prodigy » d’avoir montré qu’ont existe dans ce monde. (de merde)
Bisous
De Luna, 36 ans
re,
J’ai oublié de parler de la signification paroles, cela me semble important.
Le « smack my bitch up » signifie belle et bien « cogne ma salope », mais dans le sens ou c’est à nous (les femmes trans et lesbienne) de cogné les autres.
Cela nous incite à nous affirmé, à ne pas nous laissé marché dessus, et donc à imposé notre place dans la société, même si cette dernière nous rejette.
En gros, à prendre par la force ce qui nous est dû, à savoir la reconnaissance, tout simplement.
Je tient à précisé que ce clip est à remettre dans le contexte de sont époque (et que je suis personnellement strictement non violente)
Aujourd’hui nous avons belle et bien une (petite) place dans la société (en europe et dans les pays occidantaux) et nous y avons gagné notre légitime reconnaissance.
Cependant dans la majorité des pays de la planète, la transidentité et l’homosexualité sont très mal reconnu et souvent passible de lynchage, de peine de prison, voire de peine de mort.
Mais bon..
Bisous quand même..
De Luna (toujours 36ans)
Ce n’est pas une femme transgenre que nous voyons dans ce clip car rien ne permet de l’affirmer… Les femmes se rasent aussi et « la levrette » est aussi une position lesbienne… Le message du clip est que certaines femmes peuvent avoir le même comportement que certains hommes : c’est l’égalité dans la toxicité…
Toutefois, l’analyse de Luna reste intéressante.
Pardon j’avais oublié de répondre à Luna ; je suis plutôt sur la même ligne que toi Chag, mais les messages de Luna permettent d’illustrer le fait qu’un même message ou une même image peuvent être perçus différemment selon l’endroit d’où on se trouve, de son expérience personnelle, etc.