Giorgio de Chirico, La fabrique des rêves (Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 2009)

L'énigme de l'heure, par Giorgio de Chirico
L'énigme de l'oracle (Giorgio de Chirico)
Giorgio de Chirico (1888-1978)  est un artiste italien dont la période d’activité s’étend du début du XXe siècle à son dernier quart, en gros. Célèbre pour ses tableaux aux ambiances si mystérieuses qu’elles confinent au mystique, Chirico est reconnu avec Carlo Carrà comme le créateur de l’art « Métaphysique ».

Le souvenir le plus lointain que j’ai de Chirico remonte -une fois n’est pas coutume- à mes années de fac. Notre prof d’esthétique – M. Makarius, très sympa même si pas super vivant (un défaut inhérent à la matière ?)- nous avait fait une série de cours sur l’œuvre de l’artiste, en abordant les thèmes de la réification et de la mélancolie davantage que celui de «l’énigme ».
Plusieurs des œuvres qui ont rendu l’homme célèbre, et quelques autres plus confidentielles, trouvaient une résonnance en moi : à cette époque davantage encore qu’aujourd’hui, j’étais sensible à l’atmosphère d’inquiétante étrangeté qui se dégage de ces toiles où la vie s’est faite immobile, où le silence semble peser sur des places écrasées par un soleil qui projette des ombres longilignes et sur lesquelles souffle toujours une infime brise, ou ces ateliers peuplés de figures rigides et désincarnées -statues, mannequins…- à la fois évocations d’une humanité disparue et d’une vie insufflée à des objets inertes.

J’étais donc content de pouvoir retrouver ces œuvres mélancoliques au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris à l’occasion d’une rétrospective exclusivement consacrée à Chirico (du 13/02/09 au 24/05/09), même si je m’inquiétais un peu du caractère répétitif que ces compositions risquaient d’avoir, juxtaposées les unes à la suite des autres.

Le début de l’exposition, la plus emblématique du « genre » du peintre (l’art Métaphysique, donc), à la fois me comblait L'énigme d'un jour II (Giorgio de Chirico)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(L’énigme d’un jour II avec sa statue de commandeur résigné,

Les Muses inquiétantes (Giorgio de Chirico)
les Muses inquiétantes
,
Le poète et le Philosophe à la couleur et la texture extraordinaire, que je n’aurais jamais pu apprécier à sa juste valeur sur une reproduction papier) et me confortait dans mes appréhensions : une Enigme d’un jour, c’est poétique ; trois compositions successives dans la même veine, et c’est la suspicion qui s’installe : n’est-on pas en train de nous gaver d’une recette qui a marché une fois et dont on suppose qu’elle marchera à nouveau ? Et ces tableaux dépouillés et à la facture relativement maladroite, dans lesquels l’artiste disperse des éléments qui ne sont intrigants que parce que la situation veut qu’on leur prête cette qualité, ne sont-ils pas une énorme escroquerie intellectuelle, invitant (avec des arguments qui ont perdu leur originalité à force de répétition) le spectateur à s’inventer ses propres interprétations secrètes pour donner à la fois sens et valeur à l’œuvre ?

Il faut reconnaître aux meilleures peintures de Chirico cette qualité, qu’elles invitent celui qui les regarde à une sorte de contemplation, de plongée dans un onirisme suscité par l’œuvre mais prolongé dans… l’inconscient (?) propre du spectateur ; et c’est en ce sens qu’on peut admirer en Chirico un visionnaire, en avance d’une poignée d’années sur les Surréalistes.

L’exposition de poursuit avec des œuvres moins intéressantes : la série des « bains » qui servit d’illustration pour le texte d’une pièce de théâtre et lui permit de rebondir un temps dans sa carrière… mais qui sont d’une grande laideur et extrêmement répétitives ; puis des peintures très étonnantes de gladiateurs à la mode Fauve (des couleurs criardes et volontairement pas naturelles, supposées apporter au dessin de l’œuvre la dimension supplémentaire de la traduction visible de l’émotion) qui paraissent aujourd’hui épouvantablement kitsch (et toujours affreusement laids) ; l’évocation de l’œuvre de « copiste » de Chirico, qui s’évertua à réaliser des copies d’œuvres célèbres avec une personnalisation à la Chirico (généralement de mauvais goût assumé) ; des autoportraits grotesques en toréador, en madone…

C’est que Chirico fut, après sa première période durant laquelle il était vénéré par ceux qui devinrent les Surréalistes, excessivement décrié, conspué pour son œuvre jugée en perte de vitesse puis décadente, et son génie artistique décrété perdu par André Breton entre autres : ces critiques ont visiblement durement affecté le peintre, qui répliqua apparemment dans un premier temps en tentant de renouveler son art, puis en tournant toutes ces questions en dérision, assumant sa déchéance en crachant à la gueule de ses détracteurs avec ces œuvres ostensiblement ratées. Une preuve de caractère admirable parce que gonflée, mais suicidaire.

L’exposition se conclut par des séries de reprises par Chirico de ses propres œuvres : des variations à peine modifiées de ses premiers succès. Certaines de ces pièces dateraient de sa période Métaphysique, ce qui laisse penser qu’il était taraudé depuis longtemps par la question de la répétition (qui inspira Andy Warhol pour ses propres séries, comme le précise le commentaire de l’expo), un thème intéressant du point de vue de l’histoire de l’art ; mais au-delà du questionnement intellectuel, le cheminement de l’exposition laisse supposer qu’il s’agissait là encore d’une réponse de Chirico à ses détracteurs, aussi bien ceux qui jugeaient dans les premiers temps que son œuvre était répétitive (en effectuant concrètement ce qu’ils lui reprochaient, mettant ainsi leurs critiques en perspective (« voilà ce que ça donnerait si je refaisais réellement sans cesse la même chose »)), que ceux qui jetaient aux orties le reste de sa production (« si rien de ce que je peux proposer d’autres ne peut vous plaire, autant que je refasse ce qui vous a plu au départ »). Une démarche encore une fois osée mais qui marque un certain désespoir de l’artiste -en ce sens incroyablement moderne- qui, ne parvenant plus à exprimer plastiquement son art, transforme son travail en un discours sur son art.

Une part importante de l’exposition était donc constituée d’œuvres plus ou moins ratées, volontairement ou non. Je suis content tout de même d’avoir pu voir « en vrai » certaines de ses pièces importantes (même si plusieurs d’entre elles ne perdent pas réellement grand-chose en tirage papier vue la pauvreté de la matière et la simplicité de la facture), et content aussi d’avoir pu découvrir d’autres aspects de l’œuvre de Chirico (notamment ses sculptures, peu nombreuses et mésestimées mais souvent plus réussies à mon goût que les peintures dont elles reprennent les figures) et certaines pièces inattendues (la « copie » baroque d’un caprice vénitien de Véronèse, par exemple). Content aussi d’avoir pu mieux découvrir le « personnage » Giorgio de Chirico, sa carrière et son cheminement intellectuel original.

Pour le clin d’œil : j’ai réalisé en cherchant des illustrations pour ce billet que la couverturede l’un des meilleurs jeux vidéos de l’histoire (l’un de mes préférés en tous cas), Ico, était très inspirée des premières œuvres de Chirico ; un fait confirmé par la page Wikipedia consacrée au jeu et que je cite ici : Fumito Ueda s’est chargé de réaliser les jaquettes japonaise et européenne du jeu, dans un style qui s’inspire de certains tableaux du peintre métaphysique Giorgio de Chirico, tels que La Nostalgie de l’infini (1913) ou Mystère et Mélancolie d’une rue (1914).
Pochette du jeu vidéo IcoLa Nostalgie de l'Infini (Giorgio de Chirico, 1911)

4 réflexions sur “ Giorgio de Chirico, La fabrique des rêves (Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 2009) ”

  1. Akodostef sur

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  2. Reynard sur

    M. Lanthieri était un professeur d’esthétique très bon vivant de la faculté d’Aix en Provence c. 1980.

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