[Albums presque parfaits] The Smiths (Meat is Murder)
A la différence des albums que je vous ai recommandés dans mes précédents articles de cette série, je n’ai pas de rapport intime à l’album cette fois : Meat is Murder est paru en 1985, longtemps avant que je l’entende pour la première fois (au milieu des années 90), je ne l’ai pas découvert dans des circonstances particulières, pas écouté en boucle pendant une période de ma vie… J’y suis donc moins attaché sentimentalement que les précédents. Il se trouve juste qu’il n’y a pas une chanson sur cet album que j’aie envie de zapper quand je l’écoute, et qu’il y a dessus 6 titres excellents (sur 10, c’est pas mal) ce qui en fait bien, vous l’avez compris, un album presque parfait.
Meat Is Murder est le 2e album du groupe anglais The Smiths. Les amateurs des Smiths s’étonneront peut-être de mon choix : The Queen Is Dead est habituellement considéré comme le meilleur du groupe. Pour ma part, si j’y trouve en effet trois de mes chansons préférées des Smiths (Big Mouth Strikes Again, Some Girls Are Bigger Than Others et le sublime There Is A Light That Never Goes Out) qui me donnent très envie de vous en parler, le reste de The Queen is Dead me laisse en revanche indifférent, ce qui disqualifie fondamentalement The Queen is Dead en tant qu’album presque parfait.
« On ne pouvait pas dire immédiatement quels albums les avaient inspirés. C’est assez inhabituel, très rare en fait… C’est cet aspect des Smiths que que j’ai trouvé le plus impressionnant. » (John Peel)
Le Royaume Uni est un pourvoyeur phénoménal d’artistes majeurs dans le domaine musical, et à partir des années 80, c’est la ville de Manchester en particulier qui va devenir une pépinière, en particulier pour ce qu’on appellera le « rock indé » dont les Smiths seront les fers de lance. Le groupe se distingue en effet par une volonté marquée de s’inscrire en butte contre le mainstream sous toutes ses formes : à la fois en opposition contre la musique pop, et contre les postures rock rebattues, les Smiths traçaient leur propre voie musicale très personnelle.
A la tête du groupe, deux hommes définissent son identité musicale : Johnny Marr, le guitariste et compositeur, s’interdit les distorsions, les accords de puissance et les solos, et rejette les synthétiseurs et la dance qui se développaient dans cette décennie ; de son côté, le charismatique Morrissey, poète autant que chanteur, apporte aux Smiths une façon unique, d’être, de chanter, et d’écrire.
Les textes sont importants dans les chansons des Smiths : souvent mélancoliques, romantiques, ils sont également emprunts d’un humour subtil, et comme le groupe, défiants envers les normes. Les normes sexuelles notamment, les paroles évoquant souvent ouvertement l’homosexualité à la première personne, mais pas seulement : la chanson éponyme, Meat is Murder, est à ma connaissance l’une des seules du genre à condamner la consommation de viande, une idée qui fait lentement son chemin dans les sociétés occidentales aujourd’hui… plus de trente ans plus tard ! Morrissey se moque également des puissants (la Reine en prend pour son grade, par exemple sur Nowhere Fast), et prend le parti des gens ordinaires : c’est lui qui a choisi le nom du groupe, en ce qu’il correspond au nom le plus banal d’Angleterre.
L’un des aspects que je trouve remarquables dans la musique des Smiths est la liberté de la ligne de chant vis-à-vis des pistes instrumentales : loin de répéter trois ou quatre motifs comme dans la plupart des chansons populaires, elle ne se calque pas non plus sur la mélodie instrumentale. C’est comme si chacun avait composé de son côté sans concertation, et que c’était une alchimie secrète qui permettait aux deux mélodies de Marr et de Morrissey de se marier à la perfection (l’un et l’autre n’ont d’ailleurs jamais produit de vraiment bonne chanson dans leur carrière solo après le split des Smiths).
Le concept de clip étant encore balbutiant au début des années 80, et les Smiths étant un groupe anglais indépendant, leurs singles sont à peu près tous sortis sans support vidéo, si bien que les illustrations des meilleurs titres de l’album que je vous propose ci-dessous seront visuellement plus sobres que d’habitude : on y retrouvera essentiellement la photo qui faisait la couverture de l’album original, avec cette photo d’un soldat américain engagé dans la guerre du Vietnam dont le casque arborait initialement « Make War Not Love » (« Faites la guerre pas l’amour », prenant le contrepied du slogan hippie bien connu) et que Marr et Morrissey ont re-retourné en « Meat is Murder » (« La viande est un meurtre », qui prend ici un savoureux double sens, posé sur le casque d’un militaire).
I Want The One I Can’t Have
Ce premier titre est plutôt classique dans sa composition et constituera une bonne introduction pour la suite. Une mélodie efficace, un rythme enlevé et au niveau du texte un thème pop classique, celui de la personne qu’on désire mais qu’on n’aura jamais : comme souvent avec les Smiths, on danse avec l’ardeur désespérée d’un cœur blessé.
What She Said
Ce titre-ci est particulièrement représentatif de ce que je décrivais plus haut, concernant la vie complètement séparée de la mélodie instrumentale et de la ligne de chant : Morrissey y plaque sa voix précieuse teintée de mélancolie ironique sur une musique endiablée à 166 BPM.
That Joke isn’t Funny Anymore
Sur ce morceau émouvant, la mélancolie de la mélodie instrumentale est en harmonie avec celle du chant. Elle atteint son paroxysme dans la deuxième moitié de la chanson (à partir de la 2e minute), quand on passe de la ballade triste à la plainte déchirante. Notez aussi l’originalité de la « fausse fin » avec un premier fade out qui semble indiquer la fin du morceau, qui reprend quelques secondes plus tard en fade in, pour quelques mesures de spleen additionnelles, évocation peut-être du flux et du reflux de cette émotion si particulière à laquelle personne n’échappe jamais totalement.
How Soon Is Now ?
L’hypnotique How Soon is Now ? est parue après la sortie de Meat is Murder, en simple B-Side. Elle n’était donc pas sur la version originale de l’album, mais a été intégrée aux éditions US, Canadienne et Australiennes… C’était une de ces versions que j’ai eu la chance d’acheter lorsque j’ai acquis l’album il y a plus de vingt ans… mais ce n’est pas le cas de de celui que j’ai offert à ma filleule préférée à Noël, et pour qui j’écris ces articles grrrr. J’aurais dû rédiger ce billet avant, j’aurais eu connaissance du problème et j’aurais pris une version avec How Soon Is Now ?, qui est l’une de mes chansons préférées des Smiths.
J’adore l’atmosphère planante de ce titre, qui me donne envie de danser seul, les yeux fermés dans une obscurité transpercée de flashs lumineux.
La chanson datant de 1985, les effets sonores qui en font un morceau si spécial ont été produits par des effets mécaniques plutôt que par ingénierie comme on le ferait aujourd’hui : la guitare a été enregistrée une première fois avec un effet tremolo (qui donne l’illusion que chaque note dure plus longtemps), puis renvoyée dans le studio d’enregistrement sur 4 enceintes, placées à des distances différentes des micros et avec un décalage manuel de l’oscillation du tremolo pour chaque enceinte. Le morceau en lui-même est exceptionnel, mais ces effets sonores (qui l’ont rendu à peu près injouable sur scène pour le groupe) constituent pour moi un composant essentiel de l’unicité de ce joyau.
Il est possible que certain·es d’entre vous aient le sentiment d’avoir déjà entendu la chanson, mais sans avoir jamais écouté les Smiths : c’est qu’elle a été reprise par le groupe Love Spit Love pour une version utilisée pour le générique de la série Charmed qui a fait les riches heures de M6 autour de l’an 2000.
A noter : la vidéo officielle que je vous glisse ci-dessous n’a pas été approuvée par les Smiths, Morrissey la trouvant même dégradante, ce qui est peut-être un peu fort pour une vidéo relativement anodine, pas tellement différente de plein d’autres clips un peu bateau – mais c’est peut-être ça que Morrissey jugeait dégradant pour les Smiths, qui se sont toujours pensés contre les standards mainstream.
Nowhere Fast
Encore un morceau plein d’énergie (et qui dure 2’37, on est presque sur du punk à ce stade !) sur lequel la triste rêverie du chant est rejointe à la fin de chaque refrain par deux jolis motifs à la guitare, un arpège cristallin puis une distorsion désolante qui évoque pour moi le son d’un train qui s’éloigne.
Meat is Murder
La chanson qui donne son titre à l’album (c’est ça que ça veut dire, éponyme) est un morceau assez unique à mon sens. Écoutez bien cette introduction : s’y mêlent différents effets sonores inquiétants et tragiques et… d’authentiques meuglements bovins, qu’on retrouvera à la fin de la chanson, mariés à des sons qui évoquent les machines à découper les bêtes. C’est que cette chanson s’attaque au principe de l’abattage des animaux pour la consommation de leur viande : un parti pris inhabituel dans le monde du rock, a fortiori pour l’époque. Par ces effets, mais aussi son propos, le morceau oscille ainsi sur une crête entre le lugubre et le ridicule, mais sans y sombrer grâce à sa beauté bizarre, ponctuée de notes de piano désolées.