Joel-Peter Witkin, Enfer ou Ciel (BNF Site Richelieu)

La première chose à laquelle j’ai pensé en voyant les premières œuvres du photographe américain Joel-Peter Witkin, c’est que j’aimais bien son traitement de l’image, et notamment du cadre.

L’artiste ne se contente pas en effet de tirer ses photos (toujours en noir et blanc) et de les encadrer telles qu’elles : il triture, griffe les négatifs, soumets ses photos à des traitements chimiques ou encore les macule, ce qui leur donne un aspect très distinctif, plus proche de la série de tableaux torturés de Francis Bacon sur le Pape Innocent X (que j’adore), que de la plupart des photos d’art modernes qui elles, sont le plus souvent lisses et aspirent à une certaine forme de « beauté ».

De beauté, il n’est pas vraiment question avec Joel-Peter Witkin, bien que l’artiste revendique le contraire et que les personnes avec lesquelles j’ai effectué ma visite de l’exposition qui se tient actuellement à Paris à la BNF (Site Richelieu) me certifient qu’elles ont trouvé belles certaines de ses œuvres. Pour tout dire, le premier contact avec les images de Witkin est tellement rugueux que ma réaction a d’abord été un rejet assez massif, et viscéral.

C’est que l’artiste assemble dans ses compositions des éléments disparates et baroques qu’on n’est pas forcément habitués à se voir jeter comme ça au visage. La BNF met en garde ses visiteurs en signalant que certaines des œuvres peuvent heurter un public sensible, je ne saurais trop m’associer à cet avertissement : cette exposition n’est PAS pour tous les publics, les enfants risqueraient notamment à mon avis d’en sortir pas mal chamboulés.

Poussin aux enfers (1999)

Joel-Peter Witkin aime en effet les monstres, ceux que depuis le film culte de Tod Browning on appelle les « freaks » : les êtres difformes, les nains, les hermaphrodites… Il crée même parfois lui-même ses propres monstres, quitte à adjoindre des accessoires à ses modèles ou à manipuler l’image après la prise de vue pour obtenir les déformations ou les bizarreries qu’il laisse son esprit inventer. Mais il a aussi un amour du morbide, qui le voit parsemer ses créations de cadavres, de fragments de corps humains, qui font monter d’un cran le degré de sordide des scènes présentées ; le dernier degré étant atteint par la surreprésentation du sexe, notamment dans ses aspects les plus pervers (sadomasochisme, zoophilie,…). Et comme ces trois éléments (monstruosité, morbide, sexe) sont la matière de l’intégralité de ses œuvres, malgré la fascination qu’exercent parfois ces images, j’ai atteint assez rapidement la saturation, concluant alors que le type qui se complaisait dans cette imagerie nauséabonde était juste un tordu avec un univers bien restreint, en plus d’être insupportable.

A ce moment-là en fait, le travail de Witkin me faisait penser aux illustrations d’un jeu de rôle auquel je m’étais adonné dans mon adolescence, Kult. Le problème c’est qu’entre les illustrations qu’un ado trouve plaisamment glauques dans un bouquin de jeu de rôle et d’authentiques œuvres d’art, il y a un monde !

Portraits from the Afterworld (1994)

Heureusement, quoi qu’on puisse penser de l’œuvre de Joel-Peter Witkin, il y a une qualité qu’on ne peut retirer à cette exposition : c’est sa scénographie. En l’occurrence, alors que les photos de l’artiste sont exposés sur les murs de la longue salle de la Galerie Mansart, d’autres œuvres plus classiques leur font écho sur des panneaux disposés, eux, entre ces murs. Les gravures, estampes et eaux-fortes sélectionnées transforment complètement le point de vue qu’on pourrait avoir sur le travail de Witkin : oui, ses photos donnent à voir des créatures et des scènes monstrueuses, mais n’en trouve-t-on pas dans quantité d’œuvres classiques (Goya, Bosch, pour n’en citer que deux des plus célèbres) sans en être choqué le moins du monde ? Oui, les photos de Witkin présentent parfois des scènes de torture ou de cruauté physique difficilement soutenable ; mais une seule représentation de la Crucifixion remet complètement en perspective le jugement qu’on pourrait avoir sur la moralité de ce choix. La sexualité perverse ? Les œuvres classiques qui illustrent les thèmes mythologiques regorgent de nymphes violées, de femmes lubriques prises par des dieux revêtant l’apparence d’animaux… L’eau forte de Goya présentée en préambule nous en avertissait bien : Le sommeil de la raison engendre des monstres, et ces horreurs que nous offre Witkin ne sont que des exemples des délires que peut en faire naître l’imagination quand nous mettons en silence réflexion, conscience et culture, et ce sont des démons (ou des délices) qui n’ont pas d’âge.

Mettre en parallèle les photos de Witkin et ce choix d’œuvres classiques est donc une façon brillante de montrer que ce qui nous choque aujourd’hui dans ces photos n’est pas leur sujet, mais leur support, qui nous les fait percevoir sans le filtre neutralisant de la culture « autorisée » et redonne par là à ces sujets toute leur force. Inversement, une fois ce voile levé, on regarde à nouveaux les œuvres classiques pour ce qu’elles montrent réellement, et on s’étonne d’avoir considéré d’un oeil si blasé ces images qui, à leur époque, avaient dû produire sur leur public la même impression terrifiante, révulsante, bouleversante que celles de Witkin sur nous aujourd’hui.

Cette exposition à la BNF est donc remarquable à double titre : par l’intelligence de sa construction d’une part, mais aussi par les émotions que les œuvres qu’elle expose provoquent chez ses visiteurs : ça faisait longtemps que je n’étais pas ressorti d’une exposition avec une impression aussi forte, et avec en même temps autant de choses à réfléchir. L’expo se tient du 27 mars au 1er Juillet 2012 ; il ne faut pas y emmener les enfants, mais c’est sinon une visite que je recommande vraiment si vous n’êtes pas une âme trop sensible.

Le Festin des Fous (1990)

 

Ps. Pour l’anecdote, il y a en fin d’exposition une vidéo-interview de Witkin, qui change une fois encore le point de vue qu’on peut avoir sur l’artiste : il y apparaît comme un type bizarre, c’est sûr, mais moins comme un sordide pervers que comme un gentil fêlé, qui voit simplement de la beauté dans des choses que la culture nous pousse habituellement à considérer comme laides ou écœurantes. Pour l’anecdote, on y apprend en passant que ce qu’on prenait comme des montages et des trucages est en réalité parfaitement authentique : Witkin effectue en effet régulièrement des escapades dans des pays dont la législation en la matière est plus souple pour pouvoir collecter… les véritables cadavres et bouts de corps humains qui parsèment ses compositions ! (ça fait regarder d’un autre oeil cette dernière illustration, hein ?)

Une réflexion sur “ Joel-Peter Witkin, Enfer ou Ciel (BNF Site Richelieu) ”

  1. elise sur

    et hop! sur la liste des expos à faire d’ici à cet été! ça fait 9… un bon cru ce printemps!

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